/image%2F1353011%2F20151218%2Fob_46f227_alter.jpg)
Vendredi 18 décembre 2015, 20h à 21h30 – Après le 13 novembre. Temps de parole, d'échanges, de réflexions et de prière aussi. Animé par Robert Philipoussi, avec Claire Gruson et Antoine Peillon.
Pour ouvrir notre rencontre, un texte de Jacques Semelin, historien (1), paru dans La Croix du 18 décembre 2015 :
Le temps de la résistance civile
On ne peut plus échapper à ce terrible constat : le retour de la Peste en Europe, singulièrement en France. Certes, elle ne prend pas le même visage que celui décrit dans le roman de Camus, mais n’en est pas moins contagieuse. La Cité est aujourd’hui gagnée par la peur, ou plutôt par une angoisse diffuse qui risque de dresser les individus les uns contre les autres. La Peste ronge les esprits jusqu’aux plus intelligents. Ce mouvement ne date pas d’aujourd’hui, prenant racine dans le chômage de masse et le ressentiment de tous ceux qui se sentent méprisés et rejetés. Dans ce pays, ça sent la guerre.
L’Histoire nous apprend qu’il existe deux remèdes à la Peste, qui, en voulant répondre au mal, contribuent au contraire à l’aggraver. Le premier est celui de la clôture identitaire, d’un « Nous » triomphant – décomplexé – qui s’affirme contre un « Eux » à vilipender et exclure. Il focalise l’anxiété collective sur une figure de l’ennemi intérieur, à la fois imaginaire et réelle. Alors, on devrait avoir moins peur puisqu’on sait qui haïr. Dans les années 1930, c’était le « Juif ». Aujourd’hui c’est le « Musulman », quoique l’antisémitisme soit loin d’avoir disparu. En résultent des discours xénophobes qui appellent au rejet de cet Autre en trop, vu comme une cinquième colonne. Certains ne se contentent pas de discours, ils passent à l’acte islamophobe.
Le second remède est la surenchère sécuritaire, exigeant un État toujours plus fort. Ce besoin de « sûreté », certes légitime, entraîne une surenchère démagogique entre les élites politiques, chacun accusant son rival de ne pas aller assez loin. Mais aller jusqu’où ? Jusqu’à créer des camps d’internement pour étrangers, comme l’a fait le gouvernement Daladier en 1938, puis le régime de Vichy pour les juifs ? Cette demande d’une sécurité totale est illusoire : chacun sait que le risque zéro n’existe pas et la conséquence inévitable est l’atteinte aux libertés. La promulgation de l’état d’urgence en est l’indicateur. Preuve en sont les interdictions qui ont pesé sur les manifestations dans le contexte de la COP 21. Aux fins de prévenir une action terroriste, les forces de l’ordre ont réprimé des manifestants non violents qui se battent pour la vie.
Heureusement, il existe un troisième remède à la Peste, qui tient aux ressources propres de la société civile. Mes quelque trente années de recherches sur les résistances non armées tendent à le montrer, y compris dans des situations d’extrême violence : l’antidote à la Peste, c’est déjà l’entraide spontanée entre les individus, telle qu’elle s’est aussitôt exprimée avec les victimes des attentats ; des jeunes ont su tout de suite utiliser les réseaux sociaux en ce sens. Dans le quotidien, elle se traduit par un geste d’amitié et de convivialité avec celui ou celle qui est stigmatisé. Plus encore, c’est une solidarité agissante et organisée envers cet « Autre en trop ». C’est la volonté commune de se reconnaître autour des mêmes symboles, pour faire preuve de cohésion sociale. C’est une manière de résister par son mode de vie : « Non ils ne m’auront pas : je vais retourner boire un verre à cette terrasse de café, aller au concert, faire mes courses dans ce centre commercial. »
C’est une résistance du quotidien contre la peur, qui passe par la parole et la sociabilité. C’est toujours en groupe et à travers le groupe que l’on réussit à dépasser sa peur. Et tant mieux si on décroche de temps en temps des chaînes d’information, ces premières pourvoyeuses de l’anxiété publique. Bref, le temps est au développement d’une résistance civile, de l’intime et du partage. Qui sait si elle se transformera un jour en une force du nombre dans l’espace public ? C’est une résistance de vie, qui nous fait redécouvrir les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, et qui donne sens à nos fragiles existences. Après tout, « les peuples n’ont jamais que le degré de liberté qu’ils conquièrent sur la peur » (Stendhal).
- Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences-Po) et directeur de recherche au CNRS, Jacques Semelin a créé à l’Institut un cours sur les génocides et violences de masse. Il a publié, entre autres livres majeurs : Sans armes face à Hitler. La Résistance civile en Europe (1939 – 1943), Payot, 1989 ; Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005 ; Résistance civile et totalitarisme, André Versaille, 2011 ; Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs de France ont échappé à la mort, Seuil, 2013.