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Apocalypse. Fresque du monastère orthodoxe d'Osogovo (Macédoine).

Apocalypse. Fresque du monastère orthodoxe d'Osogovo (Macédoine).

Eschatologie au présent et source kabbalistique du "principe Responsabilité"

Pour Hans Jonas, une fois pour toute, après Auschwitz (1), la toute-puissance divine doit s'effacer devant la bonté ou l'amour de Dieu, mais le philosophe allemand s'en tient malgré tout à un strict monothéisme, récusant toute théologie manichéenne d'un « double Dieu » (gnosticisme...) (2).

En effet, Jonas souligne que :

- par le simple fait d'avoir créé l'homme libre, Dieu s'est dépouillé dès l'origine de sa toute-puissance ;

- se référant au concept kabbalistique (Isaac Luria, 1534-1572) du « tsimtsoum » (retrait, creusement en matrice, autolimitation du Créateur pour faire place au monde ; proche de la kénose chrétienne) (3), Jonas soutient le renoncement de la puissance du Dieu créateur afin que nous puissions exister, afin qu'advienne l'altérité des créatures. Ainsi, par l'acte de Création, Dieu se serait lui-même privé de la possibilité d'intervenir dans les affaires sublunaires (symbole du shabbath), laissant à l'homme la mission de parachever/réparer le monde (tikkoun ha-olam), idée théurgique qui a connu son plein développement à la fin du XIXesiècle, notamment en Allemagne, chez certains utopistes libertaires (cf. Michael Löwy, Rédemption et utopie, PUF, 1988).

Cependant, la relation à la divinité (= la religion) ne disparaît pas dans cette analyse générative de l'engagement écologiste.

« Renonçant, dit Jonas, à sa propre invulnérabilité, le fondement éternel a permis au monde d'être (…) Dieu, après s'être entièrement donné dans le monde en devenir, n'a plus rien à offrir. C'est maintenant à l'homme de lui donner. Et il peut le faire en veillant à ce que, dans les cheminements de sa vie, n'arrive pas ou n'arrive pas trop souvent, et pas à cause de lui, l'homme, que Dieu puisse regretter d'avoir laissé devenir le monde. » (Le Concept de Dieu après Auschwitz, Payot et Rivages, 1994, pp. 38 et 39)

L'écologie politique est-elle dans la même confusion eschatologique que Marx (le profanateur d'Hegel), un chapitre manquant à la somme de Jacob Taubes (4), un dernier avatar de « la postérité de Joachim de Flore », telle qu'Henri de Lubac l'a autopsiée (Lethielleux, 1979 et 1981, et Cerf, 2014), voire une dernière ruse des « fanatiques de l'Apocalypse » (Norman Cohn) ? Ou bien, la véritable sécularisation et historicisation de l'Apocalypse n'est-elle pas seulement celle des déclinaisons politiques de la lignée gnostique, manichéenne, dualiste (Dieu/Monde, Bien/Mal, Homme/Univers...), des lectures de la Révélation et de la Parousie comme promesses sans fin de lendemains qui chantent ?

En vérité, seul les monismes vitalistes de la mystique hébraïque (Qumrân, Kabbale..., jusqu'au Rabbi Haïm de Volozine (5), Levinas et Hans Jonas), des christianismes (6) et du panthéisme (permanent dans les métaphysiques occidentale et orientale, comme John Toland l'a, le premier, démontré) nous donnent le commandement d'une « eschatologie “au présent” » (Evangile de Jean, ch. IV, v. 23 ; ch. V, v. 25 et v. 28 ; ch. XVI, v. 32 ; Apocalypse de Jean, ch. XIV, v. 7) (7), première source spirituelle du « principe Responsabilité » de Jonas et du « catastrophisme éclairé » de Dupuy, lequel souscrit explicitement à la métaphysique de Jonas (8).

Antoine Peillon, S. D. G.

(1) Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, avec un lumineux essai de Catherine Chalier, « Dieu sans puissance », Payot / Rivages, 1994.

(2) H. Jonas, The Gnostic Religion ; The message of the alien God and the beginnings of Christianity, Boston, Beacon Press, second edition, 1963. Traduction française : La Religion gnostique, Flammarion, coll. Idées et recherches dirigée par Yves Bonnefoy, 1978. Lire, à propos de la lutte fondamentale de Jonas contre le dualisme, premièrement, la belle thèse de Nathalie Frogneux,Hans Jonas ou la vie dans le monde, avec une préface de Jean Greisch, Bruxelles, De Boeck Université, 2001, puis Marie-Geneviève Pinsart, Hans Jonas et la liberté : dimensions théologiques, ontologiques, éthiques et politiques, Vrin, 2002, pp. 22 à 33, et enfin la synthèse précise de Robert Theis, Jonas ; Habiter le monde, Michalon, coll. Le bien commun, 2008, pp. 13 à 32, entre autres.

(3) Gershom Sholem, Les Grands Courants de la mystique juive, Payot, troisième édition, 1994, notamment les pages 261 à 304 consacrées à Isaac Luria ; Charles Mopsik, Les grands textes de la cabale ; Les rites qui font Dieu, Verdier, 1993 ; Moshe Idel, Messianisme et mystique, traduit de l’hébreu par Catherine Chalier, Editions du Cerf, 1994, notamment les pages 87 à 94 consacrées à Luria ; Moshe Idel, La Cabale : nouvelles perspectives, traduit de l’anglais par Charles Mopsik, Editions du Cerf, 1998 ; Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum ; Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 1992 ; Gérard Rabinovitch, « A travers les énormités de la nuit », postface à Apocalypse, Editions Mille et Une Nuits, 1997 ; Gérard Rabinovitch, De la destructivité humaine ; Fragments sur le Béhémoth, PUF, 2009 ; et la belle méditation, « au diapason de la Création », de Catherine Chalier : La Nuit, le jour, Seuil, 2009. A propos de la proximité métaphysique du "tsimtsoum" (ou "zimzoum") avec la "kénose" : Epître de Saint Paul aux Philippiens, 2, 6-7 ; André Néher, Le Puits de l’exil ; La théologie dialectique du Maharal de Prague, Albin Michel, 1966 ; Jürgen Moltmann, Trinité et royaume de Dieu, Editions du Cerf, 1984, pages 140 à 154, traduction française de Trinitätund Reich Gottes ; Zur Gotteslehre, München, Chr. Kaiser, 1980 ; Jürgen Moltmann, Dieu dans la création ; Traité écologique de la création, Editions du Cerf, 1988, pages 120 à 129 ; Annick de Souzenelle, Le Féminin de l’Être, Albin Michel, 1997 ; Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Flammarion, collection Champs Essais, 2009, pages 193 à 199.

(4) Jacob Taubes, Abendländlische Eschatologie, Munich, 1991. Traduction française : Eschatologie occidentale, traduit de l'allemand par Raphaël Lellouche et Michel Pennetier, Paris, Editions de l'Eclat, coll. Philosophie imaginaire, 2009. Eric Voeglin, Science, politique et gnose, Bayard, 2004.

(5) Rabbi Haïm de Volozine, L'Âme de la vie, avec une préface d'Emmanuel Levinas, Verdier, 1986.

(6) Entre autres, outre les conférences d’Eric Voeglin (Op.cit.) : Ernest Haeckel, Le Monisme ; Profession de foi d’un naturaliste, Schleicher Frères, 1897 ; Dietrich Bonhoeffer, Création et chute ; Exégèse théologique de Genèse 1 à 3, Bayard, 1999 ; Jacques Ellul, L'Apocalypse ; Architecture en mouvement, Labor et Fides, 2008 ; Paul Claudel, Au milieu des vitraux de l’Apocalypse, Gallimard, 1966 ; Nicolas Berdiaev, Le Sens de l'Histoire, Aubier, 1948 ; Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie spirituelle, Buchet / Chastel, 1992, pp. 362 à 389 ; Jean Phaure, La Chute originelle et le mystère du mal, Institut d’Herméneutique, 1973 ; Henri de Lubac, Histoire et Esprit ; L’intelligence de l’Ecriture d’après Origène, Editions du Cerf, 2002, pages 278 à 294 ; Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1959, traduction française de Geschichte und Eschatologie, Tübingen, Mohr, 1958 ; Karl Löwith, Meaning in History, Chicago, 1949 ; Norman Cohn, Cosmos, chaos et le monde qui vient, Allia, 2000 ; Rudolf Schnackenburg, Présent et futur ; Aspects actuels de la théologie du Nouveau Testament, Editions du Cerf, 1969, traduction française de Present & Future ; Modern Aspects of New Testament Theology, University of Notre Dame Press, 1966 ; Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance ; Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, Editions du Cerf, 1970, traduction française deTheologie der Hoffnung ; Untersuchungen zu Begründung und zu den Konzequenzen einer christlichen Eschatologie, München, Chr. Kaiser, 1964 ; Jürgen Moltmann, Dieu dans la création ; Traité écologique de la création, Editions du Cerf, 1988, trad. française de Gott in der Schöpfung ; Ökologische Schöpfungslehre, München, Chr. Kaiser, 1985 ; Jürgen Moltmann, L’Esprit qui donne la vie ; Une pneumatologie intégrale suivi de « Mon itinéraire théologique », Editions du Cerf, 1999, trad. française de Der Geist des Lebens ; Eine ganzheitliche Pneumatologie, Chr. Kaiser / Gütersloher Verlag, 1991 ; Jürgen Moltmann, La Venue de Dieu ; Eschatologie chrétienne, Editions du Cerf, 2000, traduction française de Das Kommen Gottes ; Christliche Eschatologie, Güttersloh, Chr. Kaiser / Gütersloher Verlagshaus, 1995 ; Jürgen Moltmann, Le Rire de l'univers ; Traité de christianisme écologique, Paris, Cerf, 2004 ; Pierre Prigent, Les Secrets de l'Apocalypse ; Mystique, ésotérisme et apocalypse, Editions du Cerf, 2002 ; Richard Bauckham, La Théologie de l'Apocalypse, Editions du Cerf, 2006 ; Emmanuel Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, Editions du Cerf, 2008 ; Jean Marchal,L'Apocalypse de Jean ; Un message pour notre temps, Albin Michel, 1987 ; Hans Weder, Présent et règne de Dieu ; Considérations sur la compréhension du temps chez Jésus et dans le christianisme primitif, Editions du Cerf, 2009 ; et la fulgurante page 264 (« Jésus vient ») d'Au cœur de l'Ecriture : Méditations d'un prêtre catholique, de Nicolas Boon (Dervy, 1987)...

(7) Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1959, traduction française de Geschichte und Eschatologie, Tübingen, Mohr, 1958 ; Jürgen Moltmann, L’Esprit qui donne la vie ; Une pneumatologie intégrale suivi de « Mon itinéraire théologique », Editions du Cerf, 1999, page 422, trad. française de Der Geist desLebens ; Eine ganzheitliche Pneumatologie, Chr. Kaiser / GütersloherVerlag, 1991 ; Hans Weder, Présent et règne de Dieu ; Considérations sur la compréhension du temps chez Jésus et dans le christianisme primitif, Editions du Cerf, 2009.

(8) H. Jonas, Das Prinzip Verantwortung ; Versucheiner Ethik für die technologische Zivilisation, Franfurt am Main, Insel, 1979. Traduction française : Le Principe Responsabilité ; Une éthique pour la civilisation technologique, Editions du Cerf, 1990 (en poche : Flammarion, coll. Champs, 1998). L’influence de ce livre sur l’écologie politique fut et continue d’être considérable. Le fameux « rapport Bruntland », Our Common Future (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Oxford University Press, 1987 ; traduction française : Notre avenir à tous, Editions du Fleuve / Les Publications du Québec, 1988), initiateur du concept de "développement durable" (sustainable development), lui doit éthiquement presque tout (cf. Dominique Bourg, Les Scénarios de l’écologie, Hachette, 1996, p. 61). Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé ; Quand l'impossible est certain, Seuil, 2002 (nouvelle édition en collection Points, 2004, pages 161 à 174). Pour mémoire : SørenKierkegaard, Crainte et tremblement, Payot & Rivages, 2000, traduction française de Frygtog Bæven, publié le 16 octobre 1843 sous le pseudonyme de Johannes de Silentio (Jean le Silencieux). Le titre de l'ouvrage vient de l'Epître aux Philippiens, II, 12 : « Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez toujours obéi, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, non seulement comme en ma présence, mais bien plus encore maintenant que je suis absent… »

Tag(s) : #théologie, #Histoire, #eschatologie, #philosophie
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