Claire Gruson
Propos du 17 janvier 2015
« A qui pouvons-nous passer tout ce qui s’est fait, pour le porter plus loin ? » Gérard Markhoff
La préparation de deux numéros de LibreSens, le bulletin du CPED (Centre protestant d’études et de documentation), a été l’occasion de reconstituer l’histoire du Centre de Villemétrie (1954-2000).
Le contexte, ce sont tous les soubresauts du XXème siècle avec des événements qui impliquèrent, selon Jacques Maury, « le constant renouvellement de la pensée culturelle et théologique sur les engagements possibles et nécessaires dans le domaine de la réflexion ‘Eglise-Monde’ ».
Villemétrie est une création de l’après-guerre, parallèle à celle de nombreux mouvements et associations (d’adultes, de jeunes), de communautés, de publications se posant des questions sur le monde et l’engagement, tentant de répondre aux questions posées par ces bouleversements. Le Centre de Villemétrie est une de ces initiatives qui, sous diverses formes, a joué un rôle actif, stimulé par la décision prise en 1960 par le Conseil de la Fédération protestante de France de permettre à toutes ces associations de devenir membre de la FPF.
La fondation, en 1954, à Villemétrie près de Senlis.
Villemétrie est le nom d’un village. C’est aussi un organisme protestant d’étude et de recherche : le résultat de la rencontre entre une famille de notables protestants engagés, les Boissonnas, et un pasteur non conformiste et rayonnant, André de Robert, remarquable d’abord par son expérience d’évangélisation dans le sud de la France, avant et après guerre, par ses cheminements sur les routes au service de la paix : une expérience fondée sur la lecture de la Bible. Rémi Boissonnas propose sa maison située près de Senlis pour la réalisation d’un projet : faire de ce lieu un centre d’accueil, de rencontres et de retraite spirituelle ; réfléchir aux « exigences de la foi évangélique aux prises avec les conditions de vie et les structures du monde moderne». Jean Bosc s’associe à ce projet (il est professeur de dogmatique à la Faculté de théologie, créateur des Associations professionnelles protestantes) ; il conçoit l’évangélisation du côté de la profession : comment professer ma foi dans mon métier ? Est-on chrétien dans sa profession ? Est-ce que je parle de Jésus à mes collègues de travail ? Comment parler de la foi dans un contexte où elle n’a aucune place ? Difficiles questions. Une autre surgit, née du contexte : qu’avons-nous fait ou que n’avons-nous pas fait de notre foi pendant la guerre ?
Une équipe permanente d’accompagnement se constitue autour d’André de Robert (ce sont les « équipiers »), avec une vie liturgique quotidienne et des moments de réflexion communautaire. A Villemétrie, la réflexion est insérée dans un temps liturgique. Sont accueillis des laïcs engagés dans l’Eglise et exerçant des activités professionnelles de divers ordres. Présence au monde et témoignage[1].
Les questions initiales ont été constamment posées dans l’histoire de Villemétrie mais elles se sont enrichies et se sont intégrées dans l’histoire et dans la préoccupation du long terme.
Dans les années 60 : Orgemont au nord d’Etampes (1960-1969)
Les frères Boissonnas achètent pour Villemétrie la maison d’Orgemont. Rencontres, travail, retraites, perspectives œcuménique : une activité intense se déploie dont témoignent les Cahiers de Villemétrie et une Lettre mensuelle envoyée aux nombreux adhérents (jusqu’à 700).
- Le nouveau lieu ouvre des possibilités plus vastes d’hébergement. Il y a notamment des réunions professionnelles : artistes du spectacle, architectes, physiciens, journalistes…
- C’est un lieu de formation (pour les proposants, pour des études bibliques, pour une réflexion sur les problèmes d’actualité).
- Orgemont abrite les traducteurs de la TOB (traduction achevée en 1975), avec notamment Georges Casalis et le Père Refoulé. La traduction commence par l’épitre aux Romains, démarche significative si l’on songe que c’est par là que Luther a commencé sa traduction de la Bible tout en interpellant, les pouvoirs politiques. De même, Karl Barth a écrit son commentaire de l’Epitre aux Romains en 1917, interrogeant les motifs profonds de la Grande Guerre. Des sessions de travail biblique et théologique attirent un large public dont les Cahiers gardent des traces.
- Le plan de quatre ans (janvier 64) : « Une expérience de confrontation de l’Evangile et de l’homme d’aujourd’hui dans son travail d’homme ». Villemétrie engage, avec les paroisses de la région parisienne, une réflexion sur les responsabilités chrétiennes dans le monde présent. Il s’agit de prendre au sérieux cette parole de l’évangile de Jean : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » Nous sommes les témoins et les instruments d’une intention de Dieu. Cela n’implique pas nécessairement de partir sur les routes, comme l’ont fait quelques-uns après la guerre. « Chacun de nous est envoyé à la place de ses occupations er par conséquent il n’y est pas n’importe comment. ». Une Lettre de Villemétrie engage l’Eglise à être plus qu’un auditoire : à devenir non seulement auditeur mais aussi fabricateur de la Parole. Entrer dans le travail de l’Eglise, ce n’est pas se contenter de « donner un coup de chapeau ». Il s’agit de garder cette parole de l’évangile comme parole de vérité, de prendre au sérieux cet appel, de le reconnaître, même si on ne sait pas comment y répondre… Nous sommes là et nous sommes « envoyés ». Comment prendre au sérieux cette vocation ? Quatre pistes sont proposées : 1. Garder le contact avec la Parole de Dieu. 2. Contrôler sa manière de posséder, en particulier l’argent : être un bon gérant de ce que l’on s’est vu confier. 3. Préciser sa participation à Villemétrie ; pour en devenir véritablement acteur. 4. Contrôler, par exemple par une conversation avec un ami, l’application des points précédents.
- Un questionnaire est envoyé aux paroisses. La démarche du Plan de quatre ans ne rencontre qu’une audience limitée. Son résultat est décevant : difficile sans doute de mobiliser des paroissiens très divers sur des questions en cours d’élaboration. Mais il a permis des confrontations positives (par exemple une rencontre sur le thème « Vérité et efficacité »). Il a été aussi l’occasion de créer des liens avec l’Eglise réformée de France.
1968. Fin d’Orgemont. Un « Congrès commun » (à toutes les associations évoquées plus haut) a eu lieu en 65 à Taizé. Des Cahiers évoquent les questions portées par Mai 68. Villemétrie est à la source d’un foisonnement d’idées et d’initiatives. Des projets de développement sans doute un peu pharaoniques sont en cours, que les frères Boissonnas renoncent finalement à financer. Villemétrie s’installe à Montsouris, dans un immeuble appartenant à la Fédé[2]. André de Robert démissionne au moment du déménagement.
Ce changement de lieu a-t-il correspondu à un changement d’orientations ? C’est une interrogation. Là encore, le contexte joue un rôle : le procès d’Eichmann en 1961, la guerre des six jours en 1967, la prise de conscience de plus en plus précise de ce que fut la 2nde guerre mondiale, avec les questions qu’elle pose sur la responsabilité et qui sont posées de génération à génération (un des fondements du mouvement de mai). Cependant les questions initiales demeurent. Le maintien du nom « Villemétrie » marque cette volonté de fidélité à l’intention première. Mais le Centre s’oriente vers une réflexion continue d’éthique politique.
1970-1980, Villemétrie au Centre Montsouris.
En 1970, le Conseil de la FPF approuve et publie Eglise et pouvoirs, un document rédigé par un groupe présidé par Claude Gruson, membre actif de Villemétrie. Le Monde résume la thèse sous un titre choc en première page : « Le Conseil de la Fédération protestante de France déclare que la société est inacceptable ». P. Cabanel dit des initiateurs de ce texte qu’ils « n’ont jamais pu trancher entre réforme et révolution ». Il ne voit pas l’exposé très ouvert et la source d’interpellation à reprendre : qu’est-ce qu’une décision politique ?
En novembre 1971, est organisé un colloque intitulé Figures et idoles de l’espérance : ce titre dit bien les doutes que fait naître l’idée d’un progrès continu et linéaire sur le mode des « trente glorieuses ». Les débats concernent les perspectives démocratiques et les injustices sociales. La question du premier Villemétrie est reprise : celle de la fidélité à l’Evangile. Elle exige d’être attentif aux multiples transformations de la vie civile ; de construire un espace de dialogue entre les acteurs sociaux ; de faire advenir et formuler les problèmes de ce temps. Le terme de « lecteur d’Evangile » permet d’accueillir une réflexion collective très large. La dimension éthique est là pour montrer qu’il n’y a pas de rationalité unique, pas de solution unique (du type « faisons ça et tout ira bien »). Il faut une confrontation constante avec la complexité : on part du village du Tarn et on arrive à l’Europe. L’horizon s’épaissit et s’affine. La question du rapport à l’Autre et du rapport social est posée avec les contributions de Ricœur, de Levinas.
En 1983, est publié L’Appel aux hommes et aux femmes d’espérance, texte traduit en anglais et en allemand. Ce document - longuement travaillé - est signé d’une quarantaine de personnes venues d’horizons divers (pas forcément protestants ni même croyants) et présenté par deux évêques et Jacques Maury, président de la FPF. Il ne s’agit pas là d’un texte officiel des Eglises, mais ces responsables affirment leur soutien à ce « refus de capituler devant les déterminismes incontrôlés qui paraissent entraîner l’humanité contemporaine dans une course vers le chaos. » C’est un appel à une démarche collective ; l’affirmation qu’il faut inventer quelque chose parce qu’« aucune recette inspirée du passé ne maîtrisera » le renouvellement technico-économique et la mutation profonde qu’on est en train de vivre.
Au cœur de ce document est pointée la notion de « structure lourde » : une structure dont la création, l’adaptation ou la suppression sont lentes et coûteuses, difficilement réversibles ; elles exigent une vigilance constamment entretenue, une quête constante des faits qui la révèlent et des projets novateurs, un effort permanent de compréhension des interdépendances : ainsi en est-il par exemple de la production agricole, du système d’enseignement, de la politique énergétique, des industries d’armement….Ces structures façonnent l’avenir.
En 1986, est organisé un nouveau colloque dont le contenu est publié sous le titre Vers une éthique politique, L’éthique face à l’ingouvernabilité du monde actuel.[3] Les contributions mettent en évidence la puissance incontrôlée du dynamisme scientifique et technique et l’inadaptation d’une organisation économique imposant la « tyrannie productiviste » : d’immenses efforts sont exigés pour un monde qui se caractérise pourtant par son injustice et sa violence. Le texte introductif évoque les types d’analyse dont Villemétrie se démarque : 1. Tout ceci procède de l’évolution du vivant qui exige que chacun s’adapte. 2. La confiance donnée à la concurrence créatrice : il faut s’en remettre aux entrepreneurs, à leur imagination et à leur savoir-faire. 3. Le refus de toute prétention jugée démiurgique : limitons notre éthique à l’environnement immédiat. 4. Le constat de l’impuissance des acteurs que nous sommes dans un processus qui nous dépasse, lié à la guerre froide. Les participants du colloque, venus de divers horizons européens, « refusent de se plier à ce qui peut apparaître dans l’immédiat comme une fatalité. »
- Qui est le NOUS de cette déclaration commune ? Un collectif de recherche, dont la démarche est inspirée par l’Evangile, dans un « effort qui s’impose impérativement à quiconque se regarde lui-même comme un acteur responsable au sein d’une histoire ». Ensemble, ils poursuivent un travail interdisciplinaire en dialogue constant et avec des ramifications européennes. L’effort demandé en premier lieu est celui de la lucidité, « effort permanent qui n’est pas à la portée de l’homme isolé […] impossible en l’absence d’une organisation collective. » Une confrontation des analyses est nécessaire. En témoignent les cahiers de leurs réunions : tous les débats sont transcrits à la lettre pour constituer un outil de travail. Un souci s’y révèle de mettre en évidence les points d’accord comme les seuils d’incompréhension, d’autant plus difficiles à dépasser qu’ils émanent de gens de bonne volonté.
Une histoire dont il importe d’écrire les pages qui la poursuivent ?
[1] C’est l’époque des prêtres ouvriers (dont on se souvient qu’ils ont reçu un coup de crosse de la part du pape Pie XII).
[2] Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants (FFACE).
[3] Sous la responsabilité de Gérard Markhoff, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1987.